DELPHINE ET ASTOLPHE DE CUSTINE, FIGURES ROMANTIQUES | Gérard GENGEMBRE, professeur émérite en littérature française
Soirée d'artiste, Tony Johannot (1803-1852), 1831. BnF, bibliothèque de l’Arsenal, 4-EST-SUPPL-22-© Bibliothèque nationale de France.
Version amendée, augmentée et considérablement enrichie de documents fournis par
Samantha Caretti de la conférence donnée en l’église Saint-Aubin d’Auquainville
lors de la commémoration du 13 juillet 2019.
Évoquer en ce lieu Delphine et Astolphe de Custine nous conduit à les situer dans le moment romantique. Il ne s’agit pas ici de définir le romantisme, entreprise délicate qui nous entraînerait trop loin, mais de souligner certains aspects ou de suggérer quelques hypothèses qui nous aideront à replacer ces deux figures dans une époque et un climat.
DELPHINE, HÉROÏNE, MUSE, ÉGÉRIE
Delphine : prénom éminemment romantique, entouré d’une aura littéraire. On sait que Mme de Staël baptisa son roman de 1802 en hommage à son amie Delphine de Custine et que celle-ci fut la marraine de Delphine, la fille de la romancière Sophie Gay, future Mme de Girardin, l’une des égéries du milieu romantique. Ajoutons la beauté et la blondeur, et nous voici en présence d’un type féminin offrant les attraits d’une de ces héroïnes célébrées par la poésie et la fiction.
Plus encore que le prénom, c’est le prestige de la femme victime qui confère à Delphine de Custine son éclat. Celle que la Révolution accabla, celle qui, dans la prison des Carmes, brava la guillotine, celle qui y connut l’amour, seule consolation tragique des condamnés à mort, celle que le 9 Thermidor sauva in extremis, l’héroïne, l’aristocratique survivante enfin, devint une des figures exemplaires de la funeste décennie, ce « fleuve de sang » partageant irrévocablement l’Histoire selon le mot de Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe. Le premier romantisme magnifiera ces victimes emblématiques comme l’une des composantes de son mythe féminin.
Ainsi, on ne saurait réduire Delphine de Custine à la châtelaine de Fervaques accueillant son ami/amant Chateaubriand, ce qui pourrait suffire à l’ériger en amoureuse romantique par association. Certes, l’histoire de ses amours avec l’Enchanteur et son éloquente correspondance constituent un superbe exemple de passion romantique digne d’un roman. On préfèrera cependant mettre l’accent sur les réunions de gens de lettres et d’artistes, cénacle qu’elle présida à Fervaques, en salonnière digne héritière de l’Ancien Régime et à l’image des salons de l’Empire et de la Restauration, foyers de l’intelligence et de l’esprit qui firent tant pour la circulation des thèmes romantiques. Elle fut une de ces « femmes sensibles », délicates et fortes à la fois, coquettes et conquérantes, comme les dépeint le marquis de Ségur dans ses Vieux dossiers, petits papiers de 1914.
Quoi d’étonnant qu’elle ait inspiré la Velléda des Martyrs, comme l’affirme Astolphe dans une lettre du 12 septembre 1849 adressée à Mme Merlin, où il se plaint de l’ingratitude dont fait preuve Chateaubriand à l’égard de sa mère :
« Il est ingrat pour ma mère tout en la louant beaucoup sur toutes les choses dont elle ne se souciait guère. Il ne la met jamais en scène dans les moments graves de [sa] leur vie et la traite en simple connaissance après avoir fait pour elle Velléda et chez elle les premiers livres de ses Mémoires. »
Dans une lettre antérieure, datée du 22 octobre 1818, Astolphe se montrait plus reconnaissant, mais c’était avant la publication des Mémoires d’Outre-Tombe :
« […] je me rappellerai toute ma vie l'impression profonde que son imagination mélancolique faisait sur ma jeune tête. Il a écrit à Fervaques le chant de Velléda dans ses Martyrs, il nous en lisait tous les soirs quelques pages, et sa simplicité était telle alors qu'il travaillait pendant des heures à changer ce que blâmait un enfant comme je l'étais alors. »
Égérie donc, artiste, nous le savons, amoureuse écorchée, ses lettres le disent assez, Delphine de Custine mérite de se voir reconnaître sa place dans la mouvance romantique.
Place que son fils ne s’est pas encore entièrement vu attribuer. Il est vrai que son rapport au romantisme est complexe et variable. Astolphe offre pourtant plusieurs des caractéristiques sinon définitionnelles en tout cas fréquentes de la figure romantique : voyageur, dandy, esthète, collectionneur, écrivain teinté de philosophe, tenant salon… et même un peu dilettante. Astolphe romantique ? cela mérite examen.
ASTOLPHE, LE ROMANTISME ET LE MAL DU SIÈCLE
Sa correspondance montre d’intéressantes fluctuations. Le 17 décembre 1814, ayant découvert une Allemagne semblable à celle que décrit Mme de Staël, il se présente ainsi à sa mère : « Moi […], qui suis essentiellement moderne, et par conséquent romantique ». Un moderne qui, plus tard, refuse d’opposer romantisme et classicisme : « Je ne connais rien de si bête que d’opposer le cœur à l’esprit, car je crois qu’il y a de l’un et de l’autre dans tout, comme du classique et du romantique » (à Sophie Gay, 31 mai 1828). Progressivement, il prend ses distances avec le romantisme, qualifiant par exemple les Études françaises et étrangères d’Émile Deschamps de « misérable recueil précédé d’une si superbe préface » et développant ainsi sa critique :
« C’est vraiment la montagne qui accouche d’une souris. […]. Ce poète est plus faible dans ses imitations que dans ses traductions, et ses compositions sont plus faibles que ses imitations. Il ne lui manque que le génie, le sentiment et l’harmonie ; il a l'audace, l’amour… propre (bien plus que le mot) et la rime. […] Il n’y a d'original dans ce livre que l’insolence des imitations […]. Cet esprit a passé sa vie à écouter aux portes. Je n’en avais jamais entendu parler, ce que je viens de lire me prouve qu’il pourra révolutionner mais sans régénérer. » (À la même, décembre 1828).
Il va plus loin encore, en réduisant les romantiques français à de simples imitateurs des Allemands, en s’en prenant à Hernani, la « pièce de Charles Quint », et en dénonçant leur « démence » et leur « arrogance » :
« Je lis Wilhelm Meister […]. Nos romantiques pourraient voir là que ce qu'ils nous ont débité depuis trois ou quatre ans et ce qu'ils nous préparent encore contre Racine et en faveur de Shakespeare et surtout d'eux-mêmes avait été dit bien mieux il y a cinquante ans par les grands critiques allemands.
[…]
[J’ai eu] l'idée d'une parodie […] : elle s'appellerait L'Enfer des romantiques; on les verrait arriver devant les trois juges, pleins de leurs gloires, bouffis et ruinés de succès, ce qui les rendrait encore plus fiers et, pendant un temps, Pluton, pour se moquer d'eux, leur laisserait croire qu'ils triomphent et que leur punition est une récompense... Ils prendraient l'enfer pour l'Olympe […].
La scène change, les dieux font volte-face, et l'enfer se montre dans toute sa laideur et toute son horreur; il faudrait placer dans ce cadre la parodie de la pièce de Charles-Quint avant qu'elle eût paru. Soyez sûre que ce motif, bien mis en œuvre, ferait courir tout Paris et en même temps prescrirait avantageusement contre la démence ignorante, arrogante, antinationale de nos littérateurs actuels.» (À la même, mars 1830).
Cependant, ce jugement apparemment implacable se nuance, et l’on pourrait parler d’un romantique réticent et indépendant :
« Je suis éclectique, et partisan du beau partout où je le trouve. Il y a du romantique dans Racine et du classique dans Shakespeare, et Mme de Staël a bêtifié notre siècle en lui apprenant à distinguer ce qui ne doit pas l'être. […] Quant à moi, j'aime beaucoup la poésie romantique mais je déteste, jusqu'à présent du moins, les hommes romantiques. Leurs intrigues, leur esprit de coterie, leur orgueil, leurs prétentions mal fondées au génie, leurs innovations qui ne sont que des imitations impudentes, tout cela me dégoûte de leur école, ce qui n'empêche pas qu'en même temps nos classiques ne m'ennuient. J'aime quelques odes de Mr Hugo, surtout les premières, et j'aime plus que tous les autres Français modernes Mr de Lamartine, qui n'a pas un talent varié, mais qui a une grande puissance de coloris, véritable attribut du poète. » (À Mme de Varnhagen, 2 mai 1830).
Bien plus tard, il rompt définitivement avec le romantisme, déclarant dans une lettre à Barbey d’Aurevilly du 9 août 1855 : « Les monstruosités romantiques m'ont rendu classique ».
La cause serait-elle entendue ? Voire… Julien-Frédéric Tarn, à qui l’on doit une remarquable biographie du personnage, n’affirme-t-il pas qu’avec son héros Aloys Astolphe s’inscrit dans la génération des premiers lecteurs de Corinne, de René, d’Oberman ? Ne confondons pas les déclarations de l’écrivain et son œuvre, une partie du moins. En effet, le livre de 1829, Aloys ou le Religieux du Mont Saint-Bernard, traite d’une forme du mal du siècle, thème romantique s’il en est.
Le héros, dont l’aventure sentimentale évoque très précisément celle de Custine, est avant tout l’emblème d’une génération douloureuse, et le récit, par le trajet du jeune homme, nous fait passer d’un romantisme souffert à sa guérison. Sous l’empire d’un attachement « infernal », le héros vit dans une instabilité morbide. Se livrant à l’introspection pour chercher une explication à cet état, il est aussi travaillé par un rêve d’absolu, qu’il réalisera au cloître. Réunissant tous les contraires, son caractère triomphe du dilemme où le placent sens du devoir, passion et impossibilité de la satisfaire, mais la sublimation ne peut se produire qu’au terme de souffrances dont la seule source est à chercher dans l’individu. Aloys exprime sous la forme d’une confession un malaise personnel, un conflit avec la Loi et la société, la force du sentiment, à laquelle Dieu seul permet d’échapper.
Si Astolphe sauve son héros par la religion (malgré toutes les différences, on pense ici au Des Esseintes d’À Rebours qui, bien plus tard, n’aura d’autre perspective que le suicide ou la Croix), il le décrit bien comme l’un de ces jeunes gens malades du siècle. Certes, son mal est causé par un trouble existentiel et identitaire né d’un amour impossible, et n’est pas directement lié à l’Histoire et la société comme chez d’autres personnages du romantisme. Il n’empêche que le contexte importe de manière décisive.
Rappelons en effet que le mal du siècle est une notion polymorphe dont les manifestations et les expressions scandent tout le XIXe siècle. Sa permanence et ses métamorphoses, sa force dissolvante, désespérante ou violente n'est peut-être que l'envers d'un rêve, «rétablir le monde dans son harmonie première» (Nerval, Aurélia, 1855). Né d'un désaccord entre le moi et le monde, désaccord qui peut être métaphysique, quand l'être éprouve un sentiment d'étrangeté, ou bien lié à l'époque historique. Les symptômes varient avec les situations et les tempéraments. Le mal du siècle peut s'apparenter au spleen, autrement dit à une forme particulièrement pernicieuse de la mélancolie.
À cette composante existentielle s'ajoute une dimension historique. «Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes : le peuple, qui a passé par 1793 et par 1814, porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n'est plus; tout ce qui sera n'est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux » (Musset, La Confession d'un enfant du siècle, 1836) : en 1836, Musset définit parfaitement le mal du siècle tel qu'on put le penser après 1830, une discordance entre le moi et le monde, fondée sur un rapport de frustration douloureuse à l'Histoire. L'origine du mal du siècle est bien révolutionnaire, même si le Werther de Goethe, pour qui « ce qui fait la félicité du monde devien[t] aussi la source de son malheur », est l'ancêtre des héros mélancoliques du romantisme français. Une Histoire tragique, mutilante, qui fracture le temps, une mutation de l'homme qui s'éprouve comme individu, le vague des passions dont parle Chateaubriand dans le Génie du christianisme (1802) trouvent leur expression mélancolique dans l'Obermann de Sénancour (1804) et dans René (1802). Rêverie stérile, apathie, pulsions morbides, dégoût de la vie, sentiment du vide ou au contraire désirs désordonnés marquent une génération, souvent d'origine aristocratique, traumatisée par le cours vertigineux des événements et par la perte des repères spirituels et moraux liés à un christianisme mis à mal par les Lumières. La déréliction des êtres déboussolés naît donc aussi d'un conflit entre les aspirations du moi et les obstacles de la société, la pauvreté de l'existence engluée dans un concret décevant et aliénant. Comme Aloys, nombre de figures littéraires incarnent ce drame.
LA CRITIQUE DU SIÈCLE INDUSTRIEL, OU MALAISE DANS LA CIVILISATION
On aimerait évoquer d’autres œuvres, comme sa tragédie Béatrix Cenci, dont l’esthétique emprunte beaucoup au drame romantique et qui connaît un irrémédiable échec en 1833. On aimerait mentionner le salon qu’il tint rue de La Rochefoucauld et que Virginie Ancelot qualifie de « foyer brillant » dans ses Salons de Paris : Foyers éteints publiés en 1858. Contentons-nous d’insister sur un aspect que, dans une riche communication publiée en 2005 dans Repenser la Restauration, Jacques Dupont, après Julien-Frédéric Tarn, a mis en lumière.
Astolphe se rendit en Angleterre et en Écosse et publia ses impressions dans Mémoires et Voyages en 1830, sa véritable entrée assumée en littérature après Aloys paru sans nom d’auteur. Si l’Écosse, terre poétique, semble demeurer ossianique et mélancolique à souhait, ou, si l’on préfère, éminemment romantique, l’Angleterre fait l’objet de notations critiques. Astolphe y voir l’enfer industriel et commerçant, bien différent du mythe construit par l’anglomanie diffusée sous la Restauration. Il est l’un des premiers à saisir tout ce que la prétendue civilisation moderne comporte de laideur et d’impitoyable exploitation. C’est le sinistre visage du capitalisme qui se dévoile. Nous voilà bien loin de la poésie des lakistes, des élégies de Keats ou des ballades de Coleridge.
Or, le romantisme se donne aussi comme une critique virulente du matérialisme moderne, comme il fut à son origine une dénonciation de la Révolution. On a affaire à une réaction, ce qui vaudra à un certain romantisme entre 1820 et 1830 le qualificatif de « réactionnaire ». Comprenons bien que cette réaction est avant tout un regard lucide sur le monde tel qu’il est en train de naître et tel qu’il devient de plus en plus. En outre, Astolphe, à l’instar de Tocqueville, analyse parfaitement le despotisme de l’opinion, la démocratie étouffante de la richesse, l’uniformisation des esprits et des mœurs, en somme l’américanisation à venir, que Stendhal perçut si nettement lui aussi.
Michel Crouzet a bien montré que, pour Stendhal, le monde moderne est un objet d'adhésion et de refus : au centre du problème, il y a la pensée utilitaire, modernité que Stendhal adopte car elle congédie le vieux monde de la métaphysique. Mais l'analyse proprement romantique de ses finalités ou résultats, le triomphe du principe triste, la non-réciprocité, axe de la vie économique, la barbarie du travail, le vide de l'argent, la mécanisation de tout, confirme une chute du désir et donc de la civilisation. Saluons ici la proximité des vues d’Astolphe avec celles de Stendhal dans son D’un nouveau complot contre les industriels de 1825.
Oui, comme le confirment les récentes études, notamment françaises et américaines, qui lui sont consacrées, Astolphe de Custine tient son rang dans le mouvement romantique. Dandy, à la manière d’un Baudelaire (qui l’estime grandement) et de Barbey (qui l’admire), il oppose au monde bourgeois son élégance qui n’est qu’une distance ; salonnier, il s’insère dans le vaste réseau de la sociabilité littéraire et artistique de son temps ; écrivain, il invente le mal du siècle qui, aggravant celui de René, fleurira après 1830 et tend déjà à son siècle un miroir critique ; homme, il connaît les tourments de l’Histoire, de ses penchants et de ses passions.
Avons-nous bien dit que Delphine et Astolphe de Custine méritent d’être réévalués comme figures romantiques ?
(Tous droits réservés)
Pour citer : GENGEMBRE Gérard, "Delphine et Astolphe de Custine, figures romantiques", Société des amis de Custine, juillet 2019.
URL : http://www.amisdecustine/figuresromantiques
Our Vision
Our Story
L'auteur
GÉRARD GENGEMBRE
Professeur émérite des universités en littérature française.
Spécialiste de la littérature du XIXe siècle.
Bibliographie : Balzac, le forçat des lettres, Perrin, 2013; Le Roman historique, Klincksieck, 2006;
Le Romantisme, Ellipses, 1995.